J’étais installé sur une banquette en Skaï rouge délavé, au fond de ce café vieillot. ! une relique des années cinquante … comme il en existe encore quelques rares survivances dans certains quartiers populaires de notre bonne ville de Paris. Sur les miroirs biseautés, la « réclame » faisait l’éloge des Camel et autres « Dubo, Dubon, Dubonnet » ». Le zinc où trônaient le distributeur de cacahuètes et le présentoir aux d’œufs durs, le percolateur noirci, les tables branlantes aux piétements ferrés et les chaises cannées me transportaient à l’époque où, jeune provincial en recherche de reconnaissance sociale, je débarquais dans la capitale avec mes illusions.
Depuis, un demi-siècle s’était écoulé. Dans l’intervalle, la gare Montparnasse témoin de ma juvénile timidité avait été entièrement reconstruite. Les souvenirs de cette époque, insouciante et héroïque, s’entrechoquaient dans ma mémoire. C’était le temps des copains, des premiers émois amoureux et des surboums endiablées. C’était aussi l’époque où on entrait dans la vie active à 16 ans et celle des cours du soir pour ceux qui voulaient sortir du rang. Nostalgie quand tu nous tiens !
Perdu dans mes pensées, les yeux mi-clos, je sirotais, à petites gorgées, mon Vittel menthe.
Une conversation de piliers de bistrot attablés à proximité me tira de mes rêveries.
– Eh, les gars ! Reluquez le clown là-bas !!dit l’un.
– Oh !… la tronche ! Elle doit avoir des prix chez Ripolin ! T’as vu la couche de peinture, insista un second.
– Y a pas qu’ça les gars ! Pas possible… elle est attifée comme un zouave ! conclut un troisième.
Et les autres de s’exclaffer en tournant la tête en direction de la porte.
Je les imitai et j’aperçus une femme, outrageusement fardée, entrer dans l’estaminet. Son visage excessivement poudré rendait son teint extrêmement blafard et jurait avec les cheveux d’un noir de jais. Ses yeux étaient soulignés d’un épais mascara brun, à la manière de ces chanteuses qui avaient envoûté mes 16 ans. Sa bouche était aussi rouge que le grand sac qu’elle portait en bandoulière. De grandes boucles d’oreilles multicolores ravivaient quelque peu ce visage aux traits, pourtant fins, ravagé par trop de maquillage. Une robe chamarrée, aux couleurs criardes, révélait une silhouette un peu fatiguée, dont les gestes gracieux trahissaient une mystérieuse personnalité.
Dommage ! La beauté de cette femme, ses mains effilées et soignées … Bref son allure générale n’allait pas avec son accoutrement. Quel manque de goût… Est-ce possible ?…
Elle s’arrêta devant le zinc et commanda un express. Sa voix douce était bien timbrée. Pas du tout la voix de charretier à laquelle on aurait pu s’attendre avec un tel déguisement. Décidément, plus j’observais cette personne et plus je trouvais qu’elle représentait une véritable énigme.
Pendant ce temps, mes voisins ne se privaient pas de chuchoter des tas d’idioties sur la nouvelle arrivée. Il ne faut évidemment pas attendre grand-chose d’intelligent de la part de ces éthylliques. D’un autre côté, les apparences de cette femme attiraient les réflexions peu flatteuses. Fort heureusement, ils le faisaient avec suffisamment de retenue pour qu’elle ne les entendit point. En tout cas, elle faisait comme si.
Depuis son entrée, mon regard restait rivé sur cette étrange femme, qui commençait à m’obséder. J’étais comme hypnotisé… Lorsqu’elle sortit, je lui emboîtai machinalement le pas.
Je la suivis ainsi de rue en rue aussi discrètement que possible. En effet, j’aurai été bien embarrassé pour justifier cette filature, au cas où elle s’en serait aperçue.
La belle inconnue – car malgré son masque de carnaval, sa beauté n’en était pas atténuée pour autant – attirait les regards réprobateurs, les sourires moqueurs et les remarques désobligeantes.
Puis, soudain, elle disparut dans un immeuble, un très bel immeuble de style Arts déco. Nouvelle surprise ! Je ne m’attendais pas à la voir s’introduire dans un aussi bel endroit.
Moi, je restai immobile sur le trottoir à ne plus savoir quoi faire. Attendre ? Pas attendre ? Et dans quel but ? Cependant, je voulais savoir quelle était cette femme dont le fagotage ne correspondait en rien à l’idée que je me faisais de cette mortelle.
Il ne servait à rien que j’attende ainsi plus longtemps. Pourquoi ressortirait-elle bientôt ? Cet immeuble était probablement son domicile… Je demeurai encore quelques instants, la bouche entrouverte à fixer le portail vitré en fer forgé, puis je me décidai à reprendre ma marche.
Je n’avais même pas remarqué que, pendant ce temps, un homme s’affairait sur le trottoir à ranger des poubelles. Il avait dû observer mon manège car il s’approcha.
– ’scusez-moi, m’sieu. J’vous ai vu suivre la dame. Qu’est-c’ qu’ vous lui voulez ?
– Mais qui êtes-vous donc pour vous intéresser ainsi à mes faits et gestes ? Je lui demandai poliment.
– J’suis l’concierge. Alors, vous pensez ! Les gens d’l’immeubl’ ? J’les connais.
Devant la bonhomie de mon interlocuteur, je me suis alors laissé aller à quelques confidences et lui ai fait part de mes interrogations sur la mystérieuse dame.
– Vous savez, conclus-je, je ne lui veux aucun mal. Je suis seulement surpris.
– Ah… mon pov’ mossieu. C’est une bien trist’ histoire. Cette dame, comme vous dit’, c’était encore, y a pas si longtemps, une des femmes les plus élégantes de Paris. Faut bien dir’ qu’ell’ est belle… Elle avait donc pas grand-chos’ à fair’ pour êtr’ élégant’. Et puis, un matin, son mari a eu des vertiges. On l’a transporté à l’hôpital. Lorsqu’il s’est réveillé, il ne voyait plus. On a jamais trouvé pourquoi. Vous vous rendez compte ? Ça doit être terrible.
– Et il est toujours aveugle, ce monsieur ?
– Avec le temps, ça s’est un peu arrangé ! A présent, il voit un peu, dans le brouillard… Mais vous savez ! Y voit pas grand-chose.
– C’est bien triste, en effet. Cependant, je ne vois pas , dans tout cela, pourquoi sa femme s’habille ainsi ?
– Ben si…m’ssieu. Elle s’est rendu compte que son mari continuait à voir certaines choses lorsque les couleurs étaient très flashantes. Comme elle veut qu’il continue à la regarder et l’aimer, elle fait tout pour qu’il en soit ainsi. Elle s’farde donc beaucoup et met que des habits très colorés pour ça. Vous pigez ?
Bien sûr que je pigeais comme le disait ce brave homme avec ses mots. Une belle preuve d’amour que cette femme nous infligeait, au risque de se ridiculiser et de passer pour ce qu’elle n’était aucunement. Elle s’affublait étrangement pour, tout simplement, continuer à plaire à l’homme de sa vie.